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"On est pas une salle de sport ! Quoique...", une histoire de l'Orange Bleue

                                                                                                (Par Timothée Le Deley)

 

    L’histoire de l’Orange Bleue commence à la fin des années 90 dans un contexte un petit peu particulier. En effet, ça fait déjà quelques années que la culture techno bouillonne en France. Ce mouvement, importé d’Angleterre par des collectifs comme Spiral Tribe, trouve notamment en Bretagne une terre particulièrement fertile, tradition festive oblige. Les teknivals se succèdent et la société française découvre cette nouvelle façon de faire la fête au travers des yeux effrayés des médias qui rapportent l’explosion de la consommation d’ecstasy, devenue rapidement populaire en teuf. Au delà de ces paniques morales, sur le terrain, la situation est clairement compliquée, notamment à cause du manque de connaissances sur ces produits, avec malheureusement, des conséquences parfois dramatiques. 

 

    Et du coup, dans ces espaces où la loi ne s’aventure pas,  vont naître assez rapidement les premiers dispositifs de réduction des risques vraiment orientés vers le festif : on peut citer par exemple Techno+, sur le terrain dès 1995 ou encore Médecins du Monde qui y intervient dès 1997 avec sa mission Rave. Hors du tumulte des infrabasses, ça fait déjà quelques années que la Réduction des risques se développe en France. Rien à voir avec aujourd’hui, certes, nous n’en sommes alors qu’aux balbutiements ! 

 

    Bon, et l’Orange Bleue dans tout ça ? Bonne question, j’y viens ! Eh bien l’Orange Bleue est dans la continuité directe de ce mouvement naissant de la Réduction des Risques (ou RdR pour les intimes) ! À tel point que ce collectif est mis sur patte par trois salarié.e.s d’associations de prévention : Albert Calipel de l’AAPF, Yannick Poulain, issu de Aides et Laëtitia Vincont de l’ANPAA. Ses premières sorties : rien moins que les Mythiques Trans Off !

 

    « C’était l’époque des teknivals, en 1997, 1998, se rappelle Albert. À Rennes il y avait toujours une rave autour des Trans, et c’est là qu’on a commencé à travailler ensemble, au Sidkoz  Café , en 99 avec Aides, et l’AAPF, et voilà, et ça s’est commencé comme ça ! »


  

  Cette première inter, bien avant que l’Orange Bleue ne porte son nom, ressemble bien au point de départ de cette envie de travailler ensemble, au sein d’un collectif qui regrouperait, autour d’une sensibilité commune, des assos intervenant alors auprès de publics variés dans des contextes bien différents.

 

« Je me suis mobilisée avec Albert et Yannick sur ce projet là, raconte Laëtitia. Yannick avait déjà des expériences d’intervention sur le milieu festif, mais plutôt sur la sexualité, et on trouvait intéressant d’avoir un espace global pour échanger sur la question de la sexualité, des produits et de l’alcool. Voilà. Et comme Aides était plutôt sur la sexualité, AAPF plutôt sur les toxicomanies et l’ANPAA plus sur l’alcool, du coup ça a commencé comme ça. »

 

    L’Orange Bleue arrive donc au croisement de plusieurs approches, l’idée n’était justement pas de se limiter à la sexualité, à l’alcool ou aux drogues, mais d’avoir une approche plurielle, complémentaire en fait. Mais ne nous emballons pas, à ce moment, tout est encore à inventer !

 

« On était à une époque où tout se mettait en place dans la RdR, ajoute Albert. On balbutiait, on bricolait, avec notre bonne volonté, surtout avec ce que savait faire chacun, et ça avait du sens de le faire ensemble. »

 

Faire de la RdR dans le festif, tout une aventure.

 

    Au début ? Eh bien, peu de moyens, « une table, deux chaises », un vide juridique et un barnum. Mais derrière, une sacrée déter’ et surtout plein de découvertes. Pour nos protagonistes c’est voyage en terre inconnue ! 

 

    « C’était une découverte, parce que moi j’avais jamais participé à ce genre de truc, raconte Albert. T’arrives en pleine nuit, donc, t’as pas d’info, faut attendre les infos  […]  c’était un peu un jeu de piste, c’était un peu la découverte pour nous. Un autre festival dont je me souviens, il y avait de la bouillasse, on s’est demandé si certaines personnes n’allaient pas disparaître dans la boue, ils étaient pour certains, dans des états, un peu… un peu seconds. Il y en avait qui perdaient leurs bottes dans la bouillasse. Je me souviens aussi, quand tu arrivais il y avait une double rangée de dealers, et les gens ils agitaient les bonbons roses, les bonbons bleus, […] c’était à la criée ! »

 

    Sur les paquets de bonbons, pas de mode d’emploi ni d’information nutrition. Au cours des premières inter’, bien plus que du matériel, ce sont des bons conseils qui furent donc distribués. Il faut dire que les connaissances en termes de réduction des risques étaient bien moins développées qu’aujourd’hui.

 

    « Il a fallu faire toute une pédagogie autour de l’alcool et des autres produits, ça a pris du temps, explique Yannick, parce que beaucoup des publics que nous voyions avaient peu de connaissances [sur les produits], il n’y avait pas internet et l’accès à des ressources, il n’y avait pas des messages aussi généralisés, c’était moins accessible, on avait un boulot énorme d’information primaire, vraiment du b.a.-ba. »

 

    Pourquoi ce besoin de reprendre les bases ? Eh bien il y a plusieurs raisons à cela, outre l’apparition de produits jusqu’alors confidentiels, la vague du Sida est passée par là et a ravagé la génération précédente d’usager.e.s de drogues, laissant cette nouvelle génération sans l’« héritage » de la connaissance amassée et partagée jusqu’alors, comme l’explique Denis, bénévole de la première heure : 

 

    « C’était nécessaire de faire tout ça, parce qu’il n’y avait plus l’éducation par les pairs, il y a eu la vague des années 80, ils sont tous morts les injecteurs, et ils ont rien transmis ensuite, ce qui se faisait depuis des années, depuis des siècles, les transmissions de pair à pair, il y a eu une coupure, une cassure nette, avec des gens qui ont ré-expérimenté des choses… »

 

    Face à tant de besoins, l’Orange Bleue commence à prendre forme. Les interventions se multiplient et l’équipe tourne à plein régime. Pour vous donner une idée, Laëtitia raconte : « Je me rappelle les premières années j’ai dû faire une vingtaine de nuits, c’était énorme ! » Et ça vous vous en doutez, c’était sans bénévoles ! Les sollicitations devenant de plus en plus nombreuses et l’Orange Bleue commençant à se faire une place, notamment par le biais de festivals comme la route du Rock, Guillaume Poulaing, éduc spé de formation, est recruté comme coordinateur pour structurer un peu tout ça. 

 

    Et ce premier coordo a joué un rôle crucial ! Il permit par exemple la mise en place et la formation d’une équipe bénévole conséquente, notamment par le biais de son réseau. Ainsi, la première génération était composée principalement de travailleurs et travailleuses du médico-social, observe Denis. Pour Yannick, ces premiers bénévoles, « avaient des personnalités très fortes. Issus du milieu médico-social, ils avaient une expérience professionnelle et une affinité avec le milieu festif, ça aide quand même, c’est cette première génération là qui a stimulé le dispositif, et a passé le flambeau aussi à d’autres. Cette première génération de bénévoles c’est aussi elle qui a porté le dispositif, qui a permis de structurer les interventions, les contours de la formation, c’était vraiment intéressant. Sans les bénévoles, le projet aurait capoté, on aurait rien fait. »

 

    Par la suite, enrichie de personnes d’horizons divers (CPE, plombiers, conducteurs de bus, étudiant.e.s etc.) l’équipe bénévole s’est étoffée, on parle ainsi d’une quarantaine de bénévoles à ce jour, ce qui n’est pas négligeable. Cette diversité de profils ainsi que la cohésion au sein de l’équipe ont toujours été une richesse au sein de l’Orange Bleue. Pour Denis : 

 

    « Ce qui moi à mon avis était important à l’OB, [...] c’était qu’on prenait soin les uns des autres ! Une intervention en teuf, c’est pas de l’improvisation, c’est pas on y va, on se pose et on voit ce qu’il se passe. L’OB c’était super carré, là dessus Guillaume il a toujours été super carré, on avait une entrée une sortie, il y avait une feuille de route. […] Nous on y a donné ce qu’on avait à y donner, chacun, et puis on a appris à se construire, on a appris plein de trucs. »

 

    Dans tout ça, ce rôle de coordinateur ne s’est jamais limité au simple recrutement des bénévoles. En effet, il s’agit également d’organiser des formations pour donner confiance aux bénévoles dans leurs savoir-faire,  et de les accompagner, avant, pendant et après les inter’ pour leur donner les moyens d’agir et de faire face quand tout part en vrille. L’air de rien, le boulot n’est pas toujours simple, et l’Orange Bleue a toujours cherché à ne pas mettre en difficulté ses bénévoles, comme l’explique Laëtitia:

 

    « L’idée c’est pas de faire que les bénévoles aient un métier, par contre si on faisait appel à des salariés ou des bénévoles, il faut être vigilant sur leurs compétences et les sécuriser. [...] Mais il n’y a jamais eu de distingo entre salariés et bénévoles, on est tous intervenants, ensuite on prend en compte nos heures différemment, des fois des coordinateurs d’organisation sont bénévoles ! »

 

    Enfin, le.la coordo’ a également une tâche d’importance non négligeable : faire connaître et exister l’Orange Bleue auprès des autorités et des partenaires. Guillaume Poulaing, en tant que premier coordinateur, amorça ainsi tout un travail sur la posture et le discours de l’Orange Bleue en tant que collectif, ce qui permit d’élargir considérablement notre rayonnement en Bretagne. Comme le résumait Albert : « Il fallait quelqu’un qui parlait bien, qui était rassurant, et très introduit dans le milieu, qui connaissait pas mal de gens et très carré dans la méthode. »

 

    C’est peu de le dire, mais l’OB aurait certainement bien moins de gueule sans les efforts  des coordos successifs. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la quantité de projets mis en place par Guillaume Poulaing, Guillaume Gérard et Mylène Guillaume tout au long des années. (Admirons au passage cette régularité qui ne saurait être comprise autrement que comme un critère de recrutement dont la clairvoyance n’a d’égale que le nombre de Guillaumes embauché.e.s, soit 3. Suivez un peu !) Tiens, prenons un exemple : ça fait quelques années que l’OB intervient dans les formations de travailleurs sociaux pour y présenter la RdR et l’air de rien, ça permet de donner du grain à moudre à des centaines de futurs éducs. En terme de rayonnement et de transmission de connaissances, c’est tout sauf négligeable. 

 

    Aujourd’hui, notre place dans le monde de la Réduction des Risques ne semble guère remise en question. Mais cela ne s’est pas fait en un jour ! Il nous est arrivé de naviguer dans des eaux tumultueuses… Si on jette un œil à la relation État/teuf, on comprend vite qu’intervenir dans un tel contexte n’est pas loin du numéro d’équilibriste...

 

La RdR made in OB, une voie à part ?

 

    « Mais du coup, vous êtes financés par l’État ? » c’est une question qu’on entend régulièrement sous les stands, et à vrai dire on comprend l’étonnement. En effet, la position de l’Orange Bleue ne va pas de soi. Certes, notre action est reconnue d’utilité publique et donc financée par l’État par le biais de l’Association Régionale de Santé et de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA). Pourtant nos pas nous mènent régulièrement là où la loi manque de prises. Mais que les choses soient claires, nous ne sommes pas le cheval de Troie des autorités, au contraire, nous revendiquons une vraie neutralité ! La clarté de nos missions et l’absence d’ambiguïté quant à ce qui nous anime a peut être été d’ailleurs une des recettes de la longévité du collectif et de l’accueil toujours chaleureux que nous ont réservé les organisateurs, y compris loin des scènes officielles. Ainsi comme l’explique Yannick :

 

    « On a jamais eu de résistances à intervenir dans le milieu alternatif, alors qu’on n’était pas du tout des experts[...] On est neutre, on ne représente pas l’institution, on a un discours modéré mais très clair sur la prévention, on n’est pas dans la morale et la dénonciation ! Les personnes ont des pratiques, ok, on part de ces pratiques et on voit comment on peut accompagner pour réduire le plus possible les risques et les dommages, et quand les gens ont vu qu’on était ouverts dans nos paroles et nos actes, et bah ça passe et aujourd’hui on a la porte ouverte dans tous les événements ! »

 

    Et là on arrive au cœur de notre engagement, à nos valeurs, à ce qui nous sert de colonne vertébrale depuis 20 piges. Ces valeurs sont celles de la Réduction des Risques, cette « vision particulière de la prévention, ni moralisatrice, ni dans le jugement, ni sanitaire pure » selon les mots Yannick. Notre approche n’est cependant pas figée, elle est réfléchie, débattue entre nous. Elle a parfois été aussi questionnée, et a dû être défendue, notamment auprès des autorités. Ce n’est pas un secret, beaucoup d’institutions y étaient réticentes. Il a donc fallu longuement « batailler », pour reprendre l’expression d’Albert pour faire ainsi évoluer les mentalités.

 

    « Je me rappelle d’un rendez vous dans une préfecture avec Guillaume Poulaing, raconte Laëtitia, l’élu qui nous avait invité, nous a dit « vous vous rendez compte de ce que vous donnez sur le milieu festif ?! Je suis venu sous votre stand et voilà ce que j’ai trouvé, inadmissible !! ». C’était avant [le procès d’avril 2005 de] Techno+ ! C’était des petits flyers, qu’on distribuait pour faire de la réduction des risques. Au départ la RDR était vue comme du prosélytisme. »

 

    Il faut dire que cette façon de faire est à rebours de la tradition française de politiques en matière de drogues. Euphémisons un peu, cette dernière est un tantinet répressive et bornée. Aux yeux de beaucoup, les usager.e.s de drogues sont avant tout irresponsables, délictueux.euses et incapables de saisir l’aide qu’on leur offre. En somme, à quoi bon leur tendre la main ? Ces réticences, la RdR y a toujours fait face, mais il a fallu mener de vraies batailles pour déconstruire les représentations. 

 

    « On a fait du lobbying auprès des élus, rappelle Yannick. Parce que l’usager de drogue, la différence, ça fait peur et il fallait casser complètement les représentations des uns et des autres, et montrer que la réduction des risques servait à tout le monde. Nous on mettait la personne au centre de sa santé, l’usager de drogue est une personne responsable ! » 

 

    20 ans plus tard, en regardant derrière, beaucoup de chemin a été parcouru. La Réduction des Risques est bien mieux accueillie et acceptée, auprès des autorités comme auprès du public ! Notre travail a porté ses fruits, on le voit bien dans les comportements des personnes que l’on croise sous les stands. Pas question d’arrêter pour autant ! Beaucoup de pages restent à écrire sur l’Orange Bleue, nos envies et nos projets. Pour ma part, j’ai à peine effleuré la surface de ce collectif ici, je m’en rends bien compte. Mais bon, comment faire tenir dans l’encre de ces pages, ce qui ne peut être décrit autrement que comme une folle aventure humaine. Perso je suis fier d’en faire partie ! Merci de m’avoir lu, je vous laisse sur ces quelques phrases de Yannick :

 

    « Les 20 ans c’est l’occasion pour s’obliger à poser ces éléments là, qu’est ce qu’on veut en faire, L’OB nous appartient, on est encore libre de nous poser des questions et de se demander ce qu’on veut faire de cet outil...

    Les plus anciens dans le dispositif, on a des éléments de l’histoire, on en est les garants, mais les modalités pour ce que ça doit devenir demain, c’est pas nous, c’est aux équipes actuelles qui doivent contribuer à définir ce chemin à tracer, et il y a un boulevard, sans problème devant nous, parce qu’on a de la légitimité importante, une équipe super compétente. Qui disait que 20 ans plus tard l’OB existerait encore, avec des équipes comme ça, avec cette reconnaissance, qui ? Pas à ce point, même dans nos rêves.» 

Allez, à bientôt en inter’ !

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